« Son Rectifié n’était absolument pas celui de ses fondateurs,
Willermoz et les autres ;
c’était un Rectifié à sa façon, à son gré, et surtout selon ses desseins.
Desseins en partie occultés et en partie avoués –
et comme les maçons sont généralement naïfs,
ils n’y voyaient que du feu. » (p. 17).
Jean-François Var, qui occupa pendant de longues années des responsabilités au sein du Grand Prieuré des Gaules, et se distingua jusqu’à tout récemment par la fonction de Grand Aumônier qu’il exerça, vient enfin de publier l’ouvrage dont il annonçait la sortie depuis des mois sous le titre La franc-maçonnerie à la lumière du Verbe, (Editions Dervy, 2013, 274 p.).
On y trouve un recueil de nombreuses études portant sur le Régime rectifié, qui pour certaines avaient été déjà éditées lors des décennies précédentes dans diverses revues maçonniques comme les Cahiers Villard de Honnercourt, ou les Cahiers Verts. Les voici donc réunies, ces dites études, accompagnées de quelques textes plus récents, en un seul volume, le tout formant un ensemble cohérent non dénué d’intérêt, quoique l’on sente une nette évolution de la pensée au cours des ans, disons d’une conception rectifiée assez respectueuse de la doctrine de Willermoz, à des approches beaucoup plus personnelles.
Pourtant, le texte justifiant l’édition de ce recueil, et sur lequel nous allons nous arrêter, est situé en introduction, faisant suite à une aimable préface du père José A. Ferrer Benimeli s.j., (pp. 7-9), révélant des motivations pour le moins surprenantes et problématiques, tant sur le fond que sur la forme.
a) Un procès ad hominem sévère et inquisitorial
D’emblée un sentiment de surprise saisit le lecteur : la vigueur plus que sévère des propos distribués à l’encontre de Jean Tourniac, cité sous son nom civil [Jean Granger], tant dans ses fonctions maçonniques que ses attachements confessionnels et religieux, sous les traits d’un « Janus bifrons » (sic), (p. 12) !
Le procès à charge, sans possibilité de réponse évidemment puisque Jean Tourniac a quitté ce monde en 1995, prend parfois l’aspect d’attaques ad hominem d’une rare rigueur.
Ainsi Jean-François Var, qui n’hésite pas à s’immerger dans les domaines de la psychologie, soutient tranquillement, avec un sens posthume de la fraternité plus que discutable, que l’ancien Grand Prieur du Grand Prieuré des Gaules, était un homme « séducteur », « jouissant de sa faconde », usant de duplicité dans ses rapports humains, puisque affichant une chaleur qui était de la « pose », masquant « indifférence » et « animosité ».
Voici le passage en question : «Jean Granger était la séduction même. Avec l’épaisse moustache blanche qui barrait son visage rose, il faisait l’effet d’un vieux grand-père gaulois, dont il paraissait avoir la bonhomie. Le verbe haut et sonore, la faconde rarement prise au dépourvu, il était de ceux qui, dans une réunion ou un repas, ne passent pas inaperçus, et il en jouissait visiblement. Dans les rapports personnels, il se montrait chaleureux – et je mis du temps à comprendre que cette chaleur était de la pose et ne correspondait à rien de réel : elle masquait au mieux de l’indifférence, voire de l’animosité. J’en excepte sa cour : il régnait (je répète le terme) sur un petit cénacle qui lui vouait un culte quasi idolâtrique. » (p. 13).
Plus grave, la foi religieuse de Jean Tourniac, domaine où il convient habituellement d’observer une certaine réserve puisque Dieu seul sonde les cœurs et les reins, est dénoncée par Jean-François Var selon une manière que l’on pourrait croire extraite d’un réquisitoire rédigé par un inquisiteur médiéval de l’ex Saint-Office : « Granger, qui se proclamait catholique romain et se flattait de ses relations dans l’épiscopat, qui était assidu à sa paroisse et y chantait dans la chorale, bref ce parangon du christianisme, ne l’était pas en esprit et en vérité si l’on s’en remet à ses déclarations publiques.» (p. 18).
Chacun appréciera les propos.
b) Motif des reproches à l’encontre de Jean Tourniac
En réalité, ce que Jean-François Var attribue comme principal défaut à Jean Tourniac, c’est son adhésion aux thèses de René Guénon, ce dernier étant à ses yeux l’un des plus grands hérésiarques (sic) de tous les temps : « Lâchons le mot : Guénon est un hérésiarque, un des plus grands de tous les temps – inutile de nier sa grandeur, elle rend le péril d’autant plus redoutable. » (p. 27).
Mais Tourniac est plus coupable encore que Guénon aux yeux de Var, car il aurait délibérément « faussé » et « déformé » le Rectifié pour servir des vues guénoniennes personnelles : «En revanche, j’estime Granger infiniment plus coupable pour avoir délibérément faussé, déformé le Rectifié pour servir ses desseins, et diffusé au sujet de ce Rite exceptionnellement unique des idées controuvées et qui, malheureusement, continuent à avoir cours. Granger passe toujours pour le Phénix du Rectifié. Eh bien, non : ce Phénix ne doit pas renaître de ses cendres ! » (p. 27).
Et la charge se poursuit ainsi avec une dureté qui frise parfois avec la limite de l’acceptable, parlant d’une volonté « d’instrumentaliser » avec des « desseins occultes » le Régime rectifié : « Granger ne s’intéressait pas au Rectifié en tant que tel (tous les écrits de Tourniac le montrent surabondamment, même ceux qui lui sont prétendument consacrés) ; il ne s’y intéressait que pour l’instrumentaliser. Son Rectifié n’était absolument pas celui de ses fondateurs, Willermoz et les autres ; c’était un Rectifié à sa façon, à son gré, et surtout selon ses desseins. Desseins en partie occultés et en partie avoués – et comme les maçons sont généralement naïfs, ils n’y voyaient que du feu. » (p. 17).
Mais Jean-François Var n’en reste pas là.
Tourniac fut, selon-lui, un personnage usant d’arguments « spécieux », un agent de la subversion cherchant tout simplement à liquider la tradition chrétienne : « Ce qui malheureusement n’est pas risible, c’est que ces convictions, ces croyances, ont orienté toute l’action de Granger au sein du Grand Prieuré des Gaules, action que je n’hésite pas à qualifier de subversive. Tel est le raisonnement spécieux : puisqu’il n’existe qu’une seule Tradition pure et immaculée, et que toutes les autres, étant humaines, sont relatives et impermanentes, et vouées à l’obsolescence, eh bien ! liquidons celles qui s’opposent à nos vues, puisque nous avons barre sur elles. » (p. 20).
c) Les raisons d’une croisade contre Jean Tourniac
Pourtant, c’est par l’examen instructif des motivations de tels propos tranchants, que l’on parvient à comprendre ce qui pousse aujourd’hui Jean-François Var à entreprendre un tel procès posthume à l’encontre de Jean Tourniac.
En effet, Var nous explique qu’il fut libéré de son guénonisme par la lecture des Pères de l’Eglise : « Qui plus est, grâce (jamais ce mot n’eut un sens aussi fort) à Daniel Fontaine, je découvris la plénitude de la tradition patristique conservée dans la Tradition plénière de l’Eglise orthodoxe. Et cette Tradition-là était le fruit de l’action continue du Saint-Esprit. Quel épanouissement des perspectives ! » (p. 16).
Il n’y aurait rien de blâmable à cela.
On peut se pencher sur les Pères de l’Eglise lus selon « la Tradition plénière de l’Eglise orthodoxe » et s’en nourrir afin d’éclairer son cheminement spirituel et initiatique, et y trouver d’excellentes lumières.
Là où les choses prennent un tour franchement problématique, c’est lorsque qu’une substitution de la pensée des Pères lus selon « la Tradition plénière de l’Eglise orthodoxe », intervient d’avec l’enseignement doctrinal du Régime rectifié, piège catégorique fatal, que nous avons suffisamment expliqué (Cf. « Un piège dogmatique sectaire pour le Régime Ecossais Rectifié : la Franc-maçonnerie chrétienne ! » ; « Régime Ecossais Rectifié et christianisme de l’Ordre »), ainsi décrit par Jean-François Var, nous donnant de mieux comprendre les impasses théoriques dans lesquelles s’est enfermé l’ancien Grand Aumônier du G.P.D.G. : « Et, merveille, entre Willermoz, Saint-Martin et l’Eglise régnait une complète harmonie (je répète) qui me transportait d’allégresse : c’est ce que je ressentais dans mes débuts exultants ; par la suite, j’apportai à cette appréciation quelques modulations, il n’empêche qu’elle reste toujours immuable en son fond. » (p. 16).
Le grave problème de Jean-François Var, ainsi que des dirigeants du Grand Prieuré des Gaules partageant cette conviction, est venu de là et pas d’ailleurs, en imaginant « une complète harmonie » entre l’Eglise et la doctrine initiatique willermozienne. [1]
Et cette erreur, erreur lourde de terribles conséquences, si elle a permis historiquement une mise à distance d’avec les thèses de Guénon, distance qui peut être considérée rétrospectivement comme utile et bénéfique – quoique les méthodes employées pour écarter Tourniac et ses amis du Grand Prieuré des Gaules puissent donner lieu à bien des réserves sur lesquelles nous n’insisterons pas – s’est imposée ensuite comme une nouvelle prison conceptuelle pour le Régime rectifié au sein du Grand Prieuré des Gaules.
Et la constitution de cette nouvelle prison conceptuelle qui allait se refermer sur le G.P.D.G., Jean-François Var nous en donne une description de façon presque naïve : « Comme je l’ai écrit à plusieurs reprises : enfin, je pouvais vivre la plénitude de l’initiation dans la plénitude de la foi ! » (p. 16).
Voilà, explicite, patente et manifeste l’origine des difficultés dans lesquelles on a précipité le Régime rectifié au sein du G.P.D.G., passant de la doxa guénonienne à la pensée des Pères lus selon « la Tradition plénière de l’Eglise orthodoxe », en imaginant une transposition parfaite, une « plénitude » (sic), entre initiation et foi !
d) Aux mêmes causes les mêmes effets désastreux sur le Régime rectifié
Et ce qui est paradoxal, c’est que les critiques faites par Var contre Tourniac, qui prit il est vrai au nom de son guénonisme des libertés importantes avec le Rectifié, peuvent se retourner avec une totale équivalence, si ce n’est dans la forme du moins dans les effets, en raison de l’entreprise de soumission et de domination du système fondé par Jean-Baptiste Willermoz, vis-à-vis de conceptions théologiques et dogmatiques qui lui sont pourtant étrangères depuis toujours.
Ecoutons sur ce sujet Jean-François Var nous parler de son action, ou de celle de ceux qui ont exercé, ou exercent encore, leur autorité sur le Grand Prieuré des Gaules, afin de transformer cette structure qui était de nature rectifiée à l’origine, en une obédience chrétienne pratiquant plusieurs rites, coiffée d’une Aumônerie qui a en charge de veiller sur « l’instruction religieuse des Frères » (sic) : « ce qui est tout à fait clair, c’est qu’on s’octroie le droit de torturer les rituels pour leur faire dire tout autre chose que ce qu’ils signifient, et parfois même le contraire (…) que penser du Chef d’un Ordre qui s’ingénie à faire prendre à celui-ci l’orientation inverse de celle que lui avait donnée son fondateur et initiateur ? » (p. 20).
Or, on pourrait, à la virgule près, attribuer ces lignes, soit à Jean-François Var, soit aux dirigeants du G.P.D.G., passés et présents, non pour des orientations guénoniennes cette fois-ci comme du temps de Tourniac, mais pour des positions fondées sur un christianisme dogmatique, missionnaire et militant, tout aussi nuisible à l’authenticité willermozienne et étranger à l’esprit du Régime rectifié.
Mais poursuivons l’exercice de mise en parallèle des torts attribués à Tourniac avec le propre comportement de Var, tant il est instructif et révélateur : « Moi, j’appelle cela de la présomption, et aussi de la forfaiture ; de la forfaiture, parce que celui qui, choisi par ses pairs, avait la charge et la mission de conserver le Régime dans son authenticité et sa pureté, avait au contraire conçu le projet machiavélique de le liquider. » (p. 24).
Présomption, forfaiture ?
Les termes utilisés par Jean-François Var sont forts, mais cependant ils conviennent et décrivent parfaitement, sans que celui qui signe ces lignes s’en rende apparemment compte, la propre orientation dans laquelle l’ex Grand Aumônier a engagé, et avec lui ceux qui l’entouraient dans son œuvre, le Grand Prieuré des Gaules, au point d’avoir substitué à la doctrine willermozienne la pensée des Pères de l’Eglise lus selon « la Tradition plénière de l’Eglise orthodoxe », à quoi s’ajoute de nos jours une conception personnelle du christianisme en tant que source d’autorité supérieure, laissée à l’interprétation subjective d’un Grand Maître auto-proclamé « prêtre » et prophète » d’une Révélation que l’on place au-dessus de la doctrine du Régime.
Conclusion
Ainsi, nous ne résistons pas en conclusion au plaisir de citer un passage de Jean-François Var dans lequel ce dernier, qualifiant le chrétien qui adhère aux thèses de Guénon, le déclare « schizophrène », alors que le dit chrétien, qui prétend plier la doctrine du Régime rectifié à la pensée des Pères lus selon « la Tradition plénière de l’Eglise orthodoxe », tombe lui-même sous les coups des identiques travers et se voit contraint aux mêmes acrobaties intellectuelles qui furent reprochées hier aux guénoniens et qui sont aujourd’hui l’apanage des modernes interprètes du Régime, conjuguant comme les disciples de Guénon, au choix : arrangements avec la vérité, mauvaise foi, vues personnelles, dissimulations, mensonges, traficotages multiples et surtout grande hypocrisie.
Lisons Jean-François Var nous parler finalement de lui-même et de ses amis qui, tout en déclarant que les dogmes de l’Eglise doivent être intégralement respectés et l’objet d’une adhésion pleine et entière sous peine de ne pouvoir être considéré comme un vrai chrétien et donc ne pas pouvoir appartenir à l’Ordre, sont membres d’un Régime fondé sur des affirmations qui contredisent positivement, et en de nombreux points, les dits dogmes de l’Eglise, et feraient d’ailleurs hurler à l’hérésie les Pères participant de « la Tradition plénière de l’Eglise orthodoxe » [2] : « Un tel chrétien, ou bien est inconscient, ou bien est schizophrène intellectuellement (il remise sa foi au placard pour l’en tirer au besoin), ou bien ne prend pas sa foi au sérieux, n’en fait qu’une attitude. Il n’existe aucune autre possibilité. » (pp. 26-27).
*
Remercions donc Jean-François Var pour cet exercice d’aveu inconscient auquel il s’est livré dans l’Introduction de son ouvrage, nous ayant donné l’occasion de fournir aux lecteurs une méthode aisée de décryptage des propos dirigés contre l’ancien Grand Prieur Jean Tourniac, qui peuvent apparaître en réalité – tout en ce monde étant inversé – comme une confession personnelle relative à sa propre attitude, quoiqu’en un mode différent et sous un motif autre, mais au résultat tout à fait semblable à l’arrivée pour le Régime rectifié.
Laissons une dernière fois la parole à l’ex Grand Aumônier du G.P.D.G. – maintenant que nous avons compris comment fut substituée à l’enseignement de Willermoz la pensée des Pères lus selon « la Tradition plénière de l’Eglise orthodoxe », plaçant le Régime rectifié dans une situation identique à celle où étaient parvenus à le contraindre des guénoniens qu’on combattait auparavant – nous demandant s’il l’on ne risque pas un jour d’écrire, en se contentant simplement de changer les initiales de celui visé dans la phrase de l’Introduction de La franc-maçonnerie à la lumière du Verbe : « [J.-F. V.] ne s’intéressait pas au Rectifié en tant que tel (tous ses écrits le montrent surabondamment, même ceux qui lui sont prétendument consacrés) ; il ne s’y intéressait que pour l’instrumentaliser. Son Rectifié n’était absolument pas celui de ses fondateurs, Willermoz et les autres ; c’était un Rectifié à sa façon, à son gré, et surtout selon ses desseins. Desseins en partie occultés et en partie avoués – et comme les maçons sont généralement naïfs, ils n’y voyaient que du feu. » (p. 17).
Espérons, à ce titre, que les maçons des générations à venir, heureusement désabusés de certaines naïvetés car mieux instruits en ces domaines que leurs aînés, y voient plus clair, et même de façon transparente sur les questions doctrinales … et non « que du feu » (sic) … afin que le Phénix puisse enfin « renaître de ses cendres ». Et de ce point vue, l’ouvrage de Jean-François Var pourrait être utile, quoique de façon paradoxale, à leur instruction, afin de se prémunir de certains pièges qui menacent l’authenticité et l’essence véritable du Régime écossais rectifié.
Jean-François Var, La franc-maçonnerie à la lumière du Verbe
t. 1, Le Régime Ecossais Rectifié
Dervy, 2013, 274 p.
Notes.
1. Jean-François Var nous fournit, dans une note, un renseignement à ne pas négliger, s’agissant de sa découverte de la prétendue « adéquation » doctrinale entre la foi des Pères de l’Eglise et la doctrine du Régime rectifié : « Je tiens à rendre un hommage particulier à un auteur que j’avais lu « par hasard » : Yves Marsaudon. Son ouvrage De l’initiation maçonnique à l’orthodoxie chrétienne¸ Paris, Dervy-Livres, 1965, sans avoir eu d’influence immédiate sur mon propre parcours, le décrit d’une façon étonnamment prémonitoire. »
2. Le Rectifié professe, de façon implicite dans les Instructions destinées à tous les grades, et de façon explicite dans les Instructions secrètes de sa classe dite « non-ostensible », des thèses condamnées par l’Eglise et ses conciles, portant sur la nature immatérielle d’Adam avant la chute, la création du monde effectuée non par Dieu mais par des esprits intermédiaires, l’emprisonnement dans un corps de matière des anges et de l’homme en conséquence de leur péché, la vocation à la dissolution des éléments de la création lors de la fin des temps, la résurrection incorporelle du Christ, la destination incorporelle des créatures dans l’éternité, etc.